indignation digitale

L’indignation permanente sur les réseaux sociaux : stérile ou progrès social ? 😡

“Les passions font vivre l’homme; la sagesse le fait seulement durer.” Chamfort

L’omniprésence de l’indignation, cette drogue digitale

Un client dirigeant un leader mondial des technologies de cybersécurité me disait il y a quelques jours « C’est insupportable cette meute digitale qui s’indigne de tout en permanence sur les réseaux sociaux qui ne permettent plus le débat serein. Ce sont ces twittos qui créent les crises qui servent ton business croissant à notre détriment. »

J’avais, la veille au soir, moi-même eu une réaction spontanément indignée en voyant une séquence télévisée de 1990 montrant l’animateur Bernard Pivot recevoir Gabriel Matzneff sur le plateau de l’émission Apostrophes avec une complaisance choquante pour ce pédocriminel revendiqué et décomplexé qui a fait de ses sordides récits de viols de mineurs un business littéraire. Dégoût, colère, indignation, empathie envers ses victimes, mes sentiments étaient mêlés en voyant la vidéo. J’avais fait partager cette réaction dans l’excellente émission Les Informés animée par la talentueuse journaliste Olivia Ferrandi Marchi. Emission diffusée en direct sur la radio FranceInfo à laquelle j’étais alors invité.

Alors que j’ai, comme communicant de crise, souvent à dénoncer le tribunal médiatique qui accuse et la meute digitale qui accable et condamne avant que le tribunal judiciaire ne se soit prononcé, j’avais été, au fond de moi, soulagé de voir le consensus social autour de la ferme condamnation de l’attitude et des propos de ce délinquant sexuel dont la prise de parole médiatique et la défense reposant sur le déni indigne ont été aussi minables que ses actes le déshonorant définitivement alors que la sortie le 2 janvier prochain du livre intitulé “Consentement” par Vanessa Springora, sa victime, est venue détailler les atroces assauts de ce prédateur.

Au-delà de cette actualité, j’observe effectivement cette indignation constante sur les réseaux sociaux pendant les crises traversées par mes clients. L’indignation est alors un facteur aggravant les crises. Mon rôle de communicant de crise, c’est de leur faire comprendre les bonnes réactions à avoir face à l’indignation des réseaux sociaux afin de mieux surmonter les mauvaises nouvelles qui ne manquent pas de marquer la vie des organisations. Le rôle des réseaux sociaux dans les crises est de plus en plus fort. Il faut donc pouvoir les appréhender finement pour mieux les canaliser.

Il faut toujours rester vigilants car l’indignation peut être aisément mise en scène et manipulée sur les internets. J’ai vu dans certaines crises, des esprits malveillants réussir à combiner les forces des médias, des analyses de données et la publicité pour créer un courant perpétuel de bruit artificiel qui visait à provoquer la fureur et susciter des réactions de colère sur les réseaux sociaux et dans la vraie vie. Du pure Astroturfing qui finit par avoir un effet IRL, “en vrai” .

L’indignation est une réaction vieille comme le monde qui empêche un membre du groupe de violer les règles et encourage les comportements respectueux de la morale. Si nos ancêtres agissaient contre le groupe, ils étaient ostracisés, à une époque où l’appartenance au groupe était nécessaire pour la survie.

Nous nous sentons indignés quand quelque chose porte atteinte à nos valeurs ou convictions – qu’elles soient politiques, religieuses, morales ou éthiques. Et cela se produit de plus en plus souvent.

Aujourd’hui, il faut bien garder en tête que l’indignation est très souvent une arme politique de conquête électorale. Nos dirigeants politiques s’en servent pour galvaniser l’opinion publique et nous faire voter pour eux. C’est en partie ce qui explique que notre monde politique est de plus en plus polarisé.

J’observe que les réseaux sociaux ont provoqué une modification de la manière dont nous exprimons et partageons notre indignation. C’est avant tout dû au fait que nous ne sommes pas physiquement face à la personne qui est la cible de notre colère. Il est beaucoup plus difficile d’être cruel envers quelqu’un qui est physiquement présent, près de nous, que si on est protégé par l’anonymat d’Internet. C’est facile d’être méchant quand on est caché derrière un écran et qu’on se croit anonyme.

Je suis convaincu que nous devons repenser la manière dont nous nous traitons les uns les autres, nous devons être bienveillants. Mais nous sommes tous les jours confrontés au spectacle de nos dirigeants politiques ; le comportement de nos hommes et femmes politiques serait rarement jugé acceptable dans un autre contexte – les choses qu’ils disent sont à peine croyables. J’ai spontanément en tête le comportement ahurissant de Jean-Luc Mélenchon, lors d’une perquisition menée au siège de la France Insoumise. Vous imaginez un tel comportement se produire en entreprise ? ^^

En publicité, il est aujourd’hui interdit de dire que, par exemple, les produits d’une autre marque concurrentes sont moins bons. Mais en politique, on peut le dire. On peut aussi mentir et attaquer son adversaire en dessous de la ceinture. C’est à mon sens un véritable fléau, qui pollue tout l’espace public et contribue à dégrader la valeur de la parole publique qui est pourtant un bien si précieux.

Malheureusement, l’indignation, tout comme les fake news, permet de faire de l’argent… beaucoup d’argent pour certains influenceurs.

L’objectif de certains en matière de communication offensive peut parfois être d’ulcérer un grand nombre de personnes. En déclenchant l’indignation, il leur est ainsi possible d’accroitre la notoriété de leur site internet et le nombre de visiteurs afin d’accroitre leurs revenus publicitaires.

La viralité de l’indignation digitale

Il faut le reconnaitre, le modèle commercial des réseaux sociaux est, d’être des marchands d’attention, ce qui fait dire à certains que notre civilisation est celle du poisson rouge. C’est le fait d’attirer et de revendre l’attention humaine, la manipulation de ce que nous voyons dans notre fil d’actualité afin d’influencer notre comportement (Likes, commentaires, partages, and co…).

Les spécialistes en communication savent à quel point rien ne retient notre attention davantage qu’un récit qui nous indigne ce qui est d’ailleurs terrible en communication de crise. Nous sommes davantage susceptibles de partager des contenus qui provoquent des émotions fortement positives (admiration) ou négatives (peur ou colère). À l’inverse, les contenus provoquant des émotions faibles ou inexistantes ont un moindre potentiel viral. En somme, nous partageons les choses qui suscitent une réaction si forte que nous réagissons sur un plan physiologique. Nous voulons y faire quelque chose. Ce quelque chose pourra être positif (aider quelqu’un qui a été injustement mal traité, par exemple) ou négatif (vouloir se venger de quelqu’un qui est perçu comme une menace).

Ce phénomène est très important à prendre en compte pour les entreprises. Nous sommes beaucoup plus susceptibles de partager une anecdote sur une interaction avec un service clients qui nous a déplu qu’une interaction qui nous a donné satisfaction. Depuis la création de mon agence, je ne cesse de le répéter à mes clients.

L’utilisation des réseaux sociaux nous amènent à voir plus de choses qui nous indignent, publiées par les réseaux dont nous faisons partie et dont nous partageons l’indignation.

Dans le cours normal d’une vie, nous ne serions pas informés d’un tel nombre d’anecdotes pouvant susciter l’indignation. Mais sur Internet, nous y sommes confrontés tout le temps. C’est peut-être pour cela que nous sommes de plus en plus en colère ou de plus en plus pessimistes.

Partager ces anecdotes qui nous indignent en vient à définir qui nous sommes (« J’ai horreur de ça », « je suis furieux à cause de ça »). C’est un autre marqueur, un autre pan de notre identité digitale. Il est facile de relayer une anecdote ou de signer une pétition. Ou de diriger sa rage contre une personne. Les trolls passent leur temps à le faire.

Les dangers de l’indignation et des groupes en marge

Les violations de normes morales suscitent l’indignation et provoquent les humiliations digitales et les réactions punitives.

Le fait d’être exposé très fréquemment à de l’indignation peut susciter soit la lassitude, soit la colère.

Si vous vous épanchez sur quelque chose qui vous pose problème, vous risquez de vous sentir encore plus en colère.

Les gens ont plus de chances d’entendre parler de choses qui les choquent (et donc qui provoquent leur indignation) sur Internet que via des supports plus traditionnels (presse écrite, télévision et radio) ou bien en personne. Ajoutez à cela l’effet sur l’opinion publique des chaines d’informations en continue survalorisant les avis et les faits divers “chauds” au détriment de l’analyse et du décryptage et vous avez là un cocktail explosif…

Exprimer son indignation sur Internet peut sembler bénéfique. Si nous assistons de visu à quelque chose qui nous choque et que nous exprimons notre indignation, seules les personnes présentes nous entendront. Mais publier sur Internet nous permet d’afficher notre vertu morale auprès d’un auditoire plus large.

Les réseaux sociaux eux-mêmes encouragent ce type de comportement, même s’ils se présentent comme des plateformes neutres, ne faisant que relayer des comportements sociaux qui existaient déjà. Mais si leurs algorithmes augmentent la quantité de contenus qui nous indignent et nous incitent à partager cette indignation en récompensant par des Likes, des commentaires et des partages, cela peut-il exacerber la polarisation sur certains sujets ? J’en ai la conviction absolue.

Les réseaux sociaux augmentent l’expression de l’indignation morale d’une part en amplifiant ses éléments déclencheurs et d’autre part en réduisant les conséquences négatives et augmentant les conséquences positives qui en résultent.

De plus, les réseaux sociaux diminuent les avantages sociaux résultant de l’indignation, car ils réduisent la probabilité que les messages visant à relayer les normes morales soient pris en compte par leur cible.

Les réseaux sociaux augmentent d’ailleurs les coûts sociaux en accentuant encore davantage les clivages.

Nous exprimons nos sentiments dans les chambres d’écho de nos propres réseaux, où nos convictions sont rarement remises en question par les groupes de personnes qui ont les mêmes convictions et les mêmes sources d’indignation que nous.

Si nos opinions ne sont pas exposées à la critique pour être éventuellement remises en cause, nous n’avons aucune opportunité d’élargir nos vues. Nos opinions et positions se polarisent encore plus. Il est parfois impossible de discuter ou débattre du sujet, ou de voir le point de vue de l’autre camp sur Internet. Même paraitre ouvert à un autre point de vue pouvait être suffisant pour se faire bloquer ou insulter par quelqu’un qui avait une autre opinion.

Les réseaux sociaux devraient prendre plus de responsabilités pour les contenus qu’ils hébergent, mais nous devons aussi nous montrer responsables à l’échelle individuelle et sortir de nos propres chambres d’écho. À titre personnel et en tant que société, nous devons faire de l’éducation à l’utilisation des réseaux sociaux une priorité. Nous devons arrêter de croire que quelque chose est vrai simplement parce que nous voyons de nombreuses personnes le lire, le partager et le croire. Nous avons plus d’informations à disposition que jamais, mais, on peut être à la fois plus informé et plus étroit d’esprit. On peut toujours trouver des choses pour confirmer ce qu’on pense déjà. Vérifiez ce que vous lisez. Allez plus loin que les algorithmes. Lisez des informations et des médias qui ne reflètent pas vos opinions.

Cela peut notamment inclure des médias étrangers. Déjouez les biais médiatiques d’un pays en particulier. Cela permet d’avoir des points de vue différents.

Nous devrions prendre l’habitude d’avoir l’esprit critique pour tout : si nous lisons trois avis de clients sur Amazon et qu’ils disent tous qu’un produit est nul, nous aurons tendance à les croire. Mais nous ne connaissons pas les gens qui ont rédigé ces avis et il est tout à fait possible qu’ils ne soient pas dignes de confiance. Cette confiance aveugle peut poser un problème quand des opinions sont agrégées, non pas en fonction de leur qualité, mais parce que quelqu’un a appris à manipuler un algorithme.

Je me demande si nous prenons l’habitude de nous indigner, sous l’impulsion des algorithmes des réseaux sociaux et sites de médias sur Internet.  De la même manière qu’une personne qui succombe toujours au grignotage sans avoir réellement faim, une personne habituée à clamer son indignation sur les réseaux sociaux pourra le faire sans se sentir réellement indignée. Est-il possible que nous exprimions l’indignation machinalement, sans vraiment la ressentir, uniquement pour faire partie du groupe ? Ou bien ou pourrions-nous être si surexposés à des histoires qui nous indignent sur les réseaux sociaux, que nous ressentons encore plus d’indignation ? C’est une possibilité très dangereuse.

Les vertus de l’indignation digitale 

Bien sûr, cette indignation a d’excellents côtés. Les campagnes comme #blacklivesmatter ou #MeToo montrent le pouvoir des gens lorsque leurs opinions dépassent leurs seules chambres d’écho. Faire partie d’un mouvement peut permettre de guérir, pour des personnes ayant survécu à des viols ou des mauvais traitements qui souvent, particulièrement dans les cas d’abus sexuels, s’accompagnent de sentiments de honte et d’impuissance. Savoir que vous n’êtes pas seul, que vous pouvez être entendu et que vous pouvez susciter des changements est galvanisant. Les organisations, publiques et privées, peuvent jouer un grand rôle dans ce mouvement.

Florian Silnicki

 

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