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Quand l’émotion balaye la raison

– S’engager ou non ? –

L’éthique, l’écologie, l’inclusion, les discriminations sont devenues des sujets hautement inflammables. Le moindre soupçon de maltraitance animale peut faire d’une entreprise ou de son dirigeant des parias. Une entreprise peut cependant afficher des valeurs, à condition qu’elles correspondent à son cœur de métier. Ce peut même être un argument puissant pour transformer ses consommateurs en une communauté fidèle. Encore lui faut-il éviter de s’aliéner une partie de la population, surtout dans le secteur de la consommation de masse. Ces valeurs doivent donc être inclusives, ou du moins éviter de heurter. Tout chef d’entreprise qui s’écarte de son métier pour s’aventurer sur une question politique ou sociale doit donc marcher sur des œufs. De même, si on l’utilise pour porter un message qui contraste avec sa personnalité, le hiatus sera flagrant. Comment imaginer, par exemple, de faire endosser à Carlos Ghosn, l’ex-P.-D.G. de Renault-Nissan connu pour ses dépenses fastueuses et ses présumés abus de biens sociaux, le rôle d’un patron empathique ?

Et pourtant, à l’inverse il est devenu exigible que des marques prennent des positions sociales. Ainsi, après l’affaire George Floyd aux États Unis, du nom de ce jeune homme noir étouffé par des policiers lors d’un banal contrôle routier, beaucoup de marques américaines se sont positionnées. S’abstenir était presque considéré comme du racisme. Sur les discriminations, notamment de couleur ou de genre, une partie de l’opinion publique demande aux entreprises et à leurs dirigeants de s’engager.

Pour cet exercice d’équilibriste, je conseille à mes clients de bien analyser leurs valeurs et celles de leur public. Elles doivent montrer qu’elles sont alignées sur leur communauté. Faute de quoi, elles s’exposent à des controverses qui peuvent les submerger. Les réseaux sociaux traquent l’incohérence, le désalignement entre ce que l’on est et ce que l’on prétend être. Faut-il prendre la parole de manière proactive ou en réaction ?

Tout dépend des entreprises et du pays où elles se trouvent.

Les États-Unis, par exemple, sont influencés par des dizaines d’années de militantisme social des entreprises. La bonne position consiste à ne jamais être dans la revendication, ce qui n’est pas le rôle de l’entreprise, mais dans un engagement qui peut devenir un atout, un argument commercial et même un puissant levier économique. C’est ce que les marques ont finalement compris, en s’efforçant désormais d’apporter la preuve de leur apport à la société.

D’où le florilège des labellisations sociales et environnementales, des critères ESG (Environnementaux, sociaux et de gouvernance) ou encore des mesures de l’empreinte carbone. N’avez-vous pas été frappé par le nombre d’acteurs labellisés “B Corp” ? Mais n’oublions pas que pour avoir du sens et pour être crédibles, ces engagements doivent être parfaitement en phase avec l’activité de la société, avec ses produits et avec sa clientèle. Une marque destinée aux bobos urbains n’aurait aucune “légitimité” à défendre les chasseurs, ou vice versa.

– Extrémistes anonymes –

Ces choix sont faits sous la surveillance tatillonne des réseaux sociaux, règne de l’excès et de l’émotion. Leurs codes reposent sur l’exagération des clivages, au mépris des raisonnements plus complexes. Ces tendances sont évidemment favorisées par les algorithmes qui mettent en avant les contenus les plus polarisés. La communication dirigée vers les journalistes professionnels n’a rien à voir avec une gestion de crise sur les réseaux sociaux. Trop d’agences méconnaissent cette spécificité et ratent leur « com de crise », avec des dommages réputationnels à long terme.

Principale différence, le « pseudonymat » de Twitter ou de Facebook est perçu par les internautes comme un bouclier protecteur, qui autorise la pire violence en toute impunité. Aucune comparaison avec un journaliste qui signe de sa plume et engage et son nom et sa rédaction. Communiquer avec ces commentateurs insaisissables, bien à l’abri derrière leurs claviers et prompts à s’enflammer pour la première cause qui passe, nécessite de comprendre les bulles cognitives qui confortent, voire radicalisent leurs positions. N’importe qui peut donner son avis sur l’activité d’une entreprise sans jamais mesurer la complexité de ses contraintes scientifiques ou techniques. Ces simples consommateurs s’érigent en experts, sans mesurer la difficulté, par exemple pour un industriel alimentaire, de modifier la composition de ses produits.

Chez les plus virulents, on décèle un désir de presque déshumaniser leurs victimes, en particulier les dirigeants d’entreprises. Ceux qui écrivent un tweet injurieux n’ont pas le sentiment de franchir une ligne rouge. La plupart ne le feraient pourtant jamais en pleine rue, en face à face ! Ils attaquent des personnalités comme s’ils n’étaient pas des individus en chair et en os, dont les émotions sont ignorées. Remettre de la raison mais aussi de l’émotion dans ses réponses, c’est l’une des clés des réactions efficaces à une telle crise. Je vois trop d’agences qui se contentent de relayer sur les réseaux sociaux de froids communiqués de presse, qui ne s’adressent qu’aux journalistes.

Il est tout aussi inutile de répondre aux questions des journalistes par des messages de community managers qui ne sont pas formés pour cela. Ils répondront avec les codes des réseaux sociaux et leurs émotions mises en scène, quand le journaliste attend des arguments étayés, détachés des émotions.

Les réseaux sociaux sont également le royaume des manœuvres douteuses. Des trolls lancent en meutes des campagnes de dénigrement, propagent des fausses nouvelles ou des mises en scène fictives qui dupent le public. Les entreprises sont prises à partie par des bulles de mobilisation, totalement artificielles, qui donnent l’impression d’un mouvement massif, alors qu’il suffit d’une dizaine de trolls organisés pour faire « monter » un sujet parmi les dix premières tendances de Twitter.

Des « fermes de trolls » se coordonnent pour mener des salves de dénigrement, parfois totalement gratuites, pour le plaisir d’un humour corrosif. Sans oublier les nuées de faux comptes fabriqués pour dénigrer ou applaudir une marque ou encore une émission de télévision. Ces campagnes peuvent être très sophistiquées. Ces faux comptes peuvent avoir un profil sur LinkedIn et Facebook, de faux antécédents professionnels, de faux posts, de fausses photos de famille…

Mais les “bad buzz” ont parfois une autre finalité. Des professionnels de l’indignation, des militants et des activistes se servent d’une entreprise un jour, d’une autre le lendemain, pour faire leur promotion, parce qu’eux-mêmes veulent devenir une marque, un média. Au nom des luttes pour l’environnement ou pour la diversité, ils ont professionnalisé l’interpellation des marques. Les entreprises ne réalisent pas qu’elles ne sont qu’un prétexte au service de leurs intérêts.

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