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La crise Lactalis

– Le cas Lactalis –

Cette affaire, survenue fin 2017, mêle tous les ingrédients propices à une psychose. D’un côté, des aliments pour bébé, qui n’ont pas le droit à l’erreur mais se révèlent toxiques pour des nourrissons. De l’autre, le silence absolu du fabricant, Lactalis, géant européen du lait, ainsi que de son insaisissable et mystérieux patron, Emmanuel Besnier. Un homme dont jusque-là n’existait quasiment aucune photo publique. Même ses ouvriers ne connaissaient pas son visage.

Tout remonte à 2005, lorsque la laiterie Celia de Craon (Mayenne), producteur de laits infantiles, voit ses produits contaminés par de la salmonelle. Bilan : 146 nourrissons malades. Affaibli, Célia est racheté en 2007 une bouchée de pain par Lactalis, deuxième groupe laitier européen. De la salmonelle restait sans doute sur le site car durant les années suivantes, Lactalis détecte ponctuellement de la salmonelle, non dans ses produits mais dans son usine ou son environnement. Ces incidents sont passés sous silence.

Mais en avril 2017, la salmonelle contamine un nourrisson – sa souche, la même que celle de Celia, sera identifiée en décembre par les autorités sanitaires. Entre-temps, Lactalis détecte la bactérie dans son usine de Craon, ce que le public n’apprendra que plusieurs mois plus tard. Le 1er décembre 2017, la Direction générale de la santé informe Lactalis avoir identifié vingt cas de salmonellose liés à des laits infantiles produits à Craon. Le lendemain, la DGS informe le public qu’à sa demande, Lactalis a décidé de rappeler une douzaine de lots. Ce premier rappel, déjà, crée un choc.

À ce début de crise sanitaire se greffe d’emblée un problème réputationnel. Le groupe et son patron sont non seulement secrets mais procéduriers, prompts à s’insurger contre toute critique. Même les journalistes locaux n’obtiennent jamais de réponse. Le groupe n’a pas jugé bon de tisser de liens avec la presse locale, qui se révèlent pourtant précieux en cas de difficultés.

Ses dirigeants ne semblent pas réaliser que Lactalis n’est pas perçu comme un industriel performant et responsable, comme un champion français et une multinationale exemplaire, mais comme un groupe qui se dissimule. D’autant que les journalistes s’aperçoivent que Lactalis préfère payer une amende plutôt que de publier ses comptes.

Le P.-D.G., fils du patron historique et l’une des premières fortunes de France, n’a jamais accordé la moindre interview. Il incarne l’archétype du riche vivant caché. Pendant plusieurs semaines, fidèle à lui-même, Emmanuel Besnier ne prend pas la parole. Comme s’il ne prenait pas la situation au sérieux.

Sur les réseaux sociaux, il devient vite la cible non seulement d’une colère mais d’une véritable chasse à l’homme. Sur Twitter, un internaute publie une photo de son manoir, isolé dans la campagne, avec cette invective : « Le P.-D.G. de Lactalis, Emmanuel Besnier, qui sous-paie les producteurs et distribue du lait infantile contaminé par la salmonelle, déteste qu’on fasse circuler cette photo de son château. Vous savez quoi faire ! ».

« Voici le visage de celui qui a tenté d’empoisonner des enfants pour de l’argent, Emmanuel Besnier, patron de #lactalis, 8e fortune française, 17 milliards de CA en 2016. Il n’aime pas la pub, diffusons sa photo partout ! », tweete un autre en publiant l’une des rares photos du P.-D.G.

Comment ne pas lui reprocher de ne pas monter au créneau ? De ne pas prendre exemple sur le patron de la SNCF Guillaume Pepy, capable de débarquer immédiatement sur le lieu d’un accident, en s’exprimant avec empathie pour les victimes.

D’entrée, le groupe choisit une communication particulièrement minimale. Des communiqués de presse d’une froideur factuelle qui parlent « d’en haut ». Ses propositions de rembourser les boîtes de lait sont mal perçues par les victimes, comme si, au lieu de prendre en charge leur soins médicaux, il ne proposait que de rembourser leur ticket de caisse. Lactalis semble manquer d’empathie. Il est vrai que, ne disposant même pas d’un compte Twitter, l’entreprise ne s’est dotée d’aucun canal de communication direct avec le public. Elle n’a ni communauté, ni ambassadeurs capables de relayer ses messages.

La crise s’aggrave brusquement une semaine plus tard, lorsque le nombre de malades augmente. Cette fois, Lactalis se résigne à accepter le retrait de plus de 600 lots, autrement dit des millions de boîtes de lait en poudre. Le groupe propose un remboursement à ceux qui rapportent les produits. Bruno Le Maire, comprenant que la responsabilité de l’État risquait de finir par être engagée, décide de fermer le site de Craon, mis à l’arrêt pour un audit complet.

– Défier Bercy ! –

Jusqu’au bout, Lactalis tente d’empêcher Bercy de décréter ce retrait massif. Non seulement il n’y parvient pas, mais le ministre lui-même, scandalisé, va finalement révéler publiquement cette manœuvre dilatoire, étalée au grand jour devant la Nation. Quel pire scénario pour sa réputation ?
Revenons sur ce rocambolesque feuilleton. Le 9 décembre, après le signalement de cinq nouveaux cas de nourrissons malades, Bruno Le Maire convoque le P.-D.G. à Bercy et le somme d’étendre ses retraits de boîtes de lait. Emmanuel Besnier refuse tout net. Non, il ne viendra pas ! Et il conteste ce retrait. Ce qui oblige le ministre à en lancer lui-même la procédure, par décret. Lactalis s’est désormais mis à dos non seulement le public, mais aussi les pouvoirs publics.
Ces rappels, qui concernent des milliers de magasins en France, en Europe et jusqu’en Afrique, se déroulent dans une certaine confusion. Enfin, le 21 décembre, la totalité des produits fabriqués à Craon depuis 2017 sont retirés.

Phase inévitable dans une telle crise, la justice s’en mêle. Un parent porte plainte pour mise en danger de la vie d’autrui. L’État est particulièrement sévère, conséquence directe de l’attitude du groupe. Le 26 décembre 2017, le parquet de Paris ouvre une enquête pour mise en danger de la vie d’autrui, tromperie aggravée et inexécution d’une procédure de rappel.

Effet dominos

Le public s’indigne de voir encore des boîtes de lait suspectes dans les rayons. La grande distribution est violemment déstabilisée par une série de reportages qui débusquent des lots encore proposés à la vente. Des tweets les jugent désormais responsables de « l’empoisonnement » de bébés. Carrefour et Leclerc montent au créneau, en expliquant que Lactalis égraine des centaines de rappels jour après jour, lot après lot, sans laisser aux logiciels de caisses le temps de se mettre à jour. En contre-offensive, Michel-Édouard Leclerc fait la tournée des médias pour plaider sa bonne foi. Les enseignes en tireront ensuite des leçons pour réformer leur système de gestion des rappels. Mais pour l’heure, ils prennent la décision radicale de retirer tous les produits Lactalis.
Enfin, ce sont les politiques qui sont mis sous accusation. Que savaient-ils ? Ont-ils bien géré ? Suffisamment réagi ? C’est une évolution classique et prévisible de l’opinion en cas de crise majeure, même si elle est provoquée par un acteur privé. Le Gouvernement sera pareillement mis en cause dans l’affaire des pizzas Buitoni quatre ans plus tard. Le père du petit Nathan, l’un des deux enfants décédés, s’est ainsi écrié, à propos de la saleté dans l’usine de pizzas : « Je ne peux pas croire qu’Olivier Véran (alors ministre de la Santé) ne savait pas ! »

Comme une caisse de résonance, cette crise fait resurgir toutes les casseroles du groupe laitier. La presse rappelle comment, en 2015, Emmanuel Besnier avait refusé de se rendre à une convocation du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll. Comment une usine Lactalis a déversé du lactose dans une rivière en Bretagne et provoqué une hécatombe de poissons. Comment il sous-paye les éleveurs. Des internautes appellent au boycott du groupe en citant toutes ses marques, qui jusqu’ici n’étaient pas associées à Lactalis. Cette pétition recueille des dizaines de milliers de signatures. Même les lobbies vegan en profitent pour faire valoir leur credo anti-lait. La préfecture de Mayenne est accusée d’avoir mal contrôlé le groupe. La presse souligne la fortune de la famille Besnier, tandis que les syndicats agricoles ou d’anciens salariés dénoncent ses méthodes. Tous ses ennemis prennent la parole, pendant que Lactalis reste muré dans le silence. Boris Vallaud, chef des députés PS, exige que « le Gouvernement convoque Lactalis ». Les Républicains réclament des « procédures d’urgence pour s’assurer du retrait immédiat et effectif de tous les produits contaminés. »

– Paroxysme –

Le pic de la crise survient le 11 janvier. Devant l’ampleur que prend le scandale, Bruno Le Maire part à l’attaque. Devant la presse, il dénonce une « entreprise défaillante » et dévoile comment, face au refus de Lactalis, il a dû signer lui-même le 9 décembre l’arrêté de retrait massif. Surtout, il annonce avoir convoqué le groupe le lendemain pour s’expliquer. Emmanuel Macron intervient pour promettre que « des sanctions seront prises », si « des pratiques inacceptables » sont avérées.

Sur la sellette, le groupe décide de prendre la parole, pour la première fois depuis le début de l’affaire. Non pas avec son P.-D.G. mais avec son directeur de la communication, Michel Nalet, qui donne une conférence de presse exceptionnelle à Paris. Ses arguments sont sans surprise. « Nous devons trouver une explication », autrement dit, Lactalis ne savait rien. Il conteste la version du ministre et affirme que leur discussion ne portait que sur la date des retraits.

Nouvelle erreur. Non seulement Lactalis se contente d’envoyer son porte-parole, jamais crédible dans l’esprit du public – « un communicant communique » – mais continue de nier toute responsabilité. Il affirme qu’il n’y a pas de crise, que les tests sanitaires sont négatifs, que les retraits ne sont que simples précautions.

C’est un réflexe défensif que je constate presque systématiquement. Les entreprises procèdent à des autocontrôles, sélectionnent les résultats des analyses en leur faveur – par exemple en négligeant de prendre en compte la présence de salmonelle sur du matériel de nettoyage. Lactalis apparaît comme celui qui a négligé toutes ces alertes, depuis le rachat du site de Craon. Comme celui qui a voulu étouffer le scandale au lieu de protéger les enfants.

Ceux qui mettent en danger des enfants, comme Lactalis et Kinder, déclenchent des flots d’émotions négatives. Les équipes de Kinder ont été dépassées par la violence de la réaction des consommateurs. Ils ne réalisaient pas le poids du sentiment de culpabilité. Les parents ont l’impression d’avoir eux-mêmes mis en danger leurs enfants en leur achetant des produits contaminés. On se souvient du cri de désespoir du père de Nathan, la première phrase de ce chapitre.
Une marque doit en ce cas peser chacun de ses mots et se montrer particulièrement mobilisée.

– Le coup de maître de BLM –

Je me dois de tirer un coup de chapeau à Bruno Le Maire, qui face à ceux qui s’en prenaient au Gouvernement, a réussi à renverser la vapeur par un véritable coup politico-médiatique : la mise en scène de la convocation d’Emmanuel Besnier à Bercy, le 12 janvier 2018.

Acte I, Bercy annonce par tweet, la veille du jour J, « l’événement » : la convocation du P.-D.G. de Lactalis, avec l’heure précise du rendez-vous. Une vraie bande-annonce de film ! L’affiche n’est pourtant pas assurée : Emmanuel Besnier refuse d’abord tout net de venir. Après quelques sueurs froides, le ministre obtient enfin son accord. Dès le lendemain matin, les chaînes d’info plantent leurs caméras devant le ministère pour apercevoir enfin l’invisible P.-D.G.

Acte II, en révélant la veille que le dirigeant avait refusé début décembre de rappeler ses produits, Bruno Le Maire a savamment préparé le terrain. Il compte d’ailleurs tendre un piège à l’incontrôlable Emmanuel Besnier, en prévoyant une conférence de presse où il espère le contraindre à s’autoflageller publiquement. Mais les journalistes sont déçus : Emmanuel Besnier entre et sort par une porte latérale, en se cachant des médias.

Acte III, le ministre finit par prendre la parole seul devant la presse, dans le hall de Bercy. Il annonce avoir ordonné à Lactalis de retirer tous les laits infantiles fabriqués à Craon, quelle que soit leur date de fabrication, un rappel généralisé. Il déclare aussi avoir « demandé à M. Besnier, le président de Lactalis, de faire preuve de davantage de transparence, car je pense que la transparence est un gage de confiance pour les consommateurs et l’ensemble des Français. » Au même moment, furieux, le groupe tente, en vain, toutes les manœuvres judiciaires auprès de la préfecture de la Mayenne pour éviter ce rappel total, au point de menacer judiciairement le préfet.

Le tour de force de Bruno Le Maire est d’une rare efficacité. Il dénonce la défaillance de Lactalis, pour montrer qu’il prend le relais pour aider les consommateurs. Le ministre détourne la colère de ceux qui parlaient déjà d’attaquer le Gouvernement en justice. Seul bémol à cette habile communication, en annonçant un rappel de plus grande ampleur, le ministre de l’Économie renforce la peur dans l’opinion publique. N’oublions pas que toute précaution supplémentaire est pour le consommateur synonyme de risque accru.

– Besnier contre-attaque –

Le lendemain, Lactalis reprend la main dans cette guerre de communication : Emmanuel Besnier donne au JDD sa toute première interview. La pression médiatique étant intenable, le groupe, en danger, tire sa dernière cartouche pour sa survie.

Mais dans cette interview, le patron ne semble toujours pas comprendre ce qui s’est passé. Certes, il prononce des mots d’inquiétude et de compassion. Il réfute les accusations du ministre. À l’en croire, c’est lui qui a proposé le rappel de tous ses produits. Il assume ses responsabilités et promet d’indemniser les familles des victimes. Mais il affirme toujours qu’il n’y a pas eu de « manquements » de son entreprise. Au moment où il parle, 35 enfants ont été intoxiqués. Interrogé sur les « centaines » de plaintes déposées par des parents et sur l’enquête ouverte par le Parquet, il promet la transparence. L’homme n’est pas à l’aise et ne s’en cache pas.

Comme toujours, une crise révèle ce que l’on est. Une semaine plus tard, l’émission de France 2 Cash Investigation révèle une enquête sévère contre Lactalis. Quatre minutes avant le début de l’émission, surprise : le groupe publie son tout premier tweet ! Il vient de se créer un compte, réalisant enfin qu’il ne pouvait plus être absent des réseaux sociaux. Client régulier des cabinets d’intelligence économique, Lactalis sait parfaitement ce que l’émission, en tournage depuis des mois, va mettre au jour. Des producteurs de lait qui confient avoir peur de ses méthodes et dénoncent sa dureté dans les négociations.

Croyant parer les coups, Lactalis tweete d’avance une série d’éléments de langage défensifs. Trop « langue de bois » et bien trop tardifs : les trolls se déchaînent. C’était peut-être la pire idée possible pour un groupe jusqu’ici mutique. En soi, une riposte peut pourtant être profitable. Ainsi, lorsque McDonald’s a été violemment mis en cause par Cash Investigation, le groupe a publié des parades sur Twitter. Sauf qu’il avait su se créer une communauté extrêmement forte, des clients fidèles qui volent à son secours et relaient ses messages.

Lactalis débarque sur le réseau social sans en connaître les codes. Ses prises de parole non seulement sont en décalage avec le style de Twitter, mais de plus, faute d’une communauté d’ambassadeurs préalablement construite, il ne récolte que des messages négatifs. Cette fois, impossible de faire pression, comme il le fait régulièrement sur des journalistes ou des commentateurs. Dépassé, Lactalis engage plusieurs agences de communication, qui lui donnent des conseils contradictoires, d’où ses choix erratiques.

Les éleveurs avaient raison d’avoir peur. Après l’émission, ceux qui ont osé parler reçoivent dès le lendemain, par courrier officiel, une lettre de rupture de contrat. Lactalis assume pleinement. Non, il n’a pas changé…

Emmanuel Besnier sera même interrogé par une commission d’enquête de l’Assemblée Nationale. Finalement, en septembre, la préfecture l’autorise à relancer la commercialisation de son lait en poudre. En attendant le procès, qui remettra l’affaire à la une.

Le scandale rebondit avec une nouvelle affaire de fromages contaminés. Heureusement pour le groupe, il s’agit de marques que le consommateur n’identifie pas comme siennes. Un vaste portefeuille de marques offre un parapluie protecteur à la maison-mère, tout comme Buitoni et Nestlé. Nestlé France avait d’ailleurs, au début de la crise des pizzas, tenté en vain, par des mails comminatoires, d’empêcher journalistes et analystes de préciser que Buitoni faisait partie de Nestlé.

En boomerang, Lactalis subira des déboires à l’international. La crise lui fermera pour longtemps le marché du lait en poudre en Chine, son second débouché après l’Afrique. Le groupe laitier finira par racheter un acteur étranger qui dispose d’un agrément sur le marché chinois.

Épilogue : Lactalis a fini par réorganiser sa communication. Désormais, il veut démontrer sa transparence, publie des rapports RSE sur les risques sanitaires ou le dialogue avec les syndicats. Il se décide enfin à publier ses comptes. Mais nous avons vu un rebondissement inattendu. Les assureurs de Lactalis, qui ont dû rembourser ses frais de préjudice judiciaire et réputationnel, le tiennent en bonne partie responsable de l’aggravation de la crise, en raison de sa désastreuse communication de crise. Ils jugent avoir dû lui rembourser une crise à laquelle il a contribuée et se retournent contre lui. Cette fois, c’est un procès pour mauvaise gestion de crise. Du jamais vu. Je suis convaincu que nous verrons de plus en plus des assureurs refuser de rembourser des dommages réputationnels aux groupes qui n’auront pas eu les bonnes réactions initiales. Pourquoi un assureur rembourserait-il des dommages économiques que votre attitude a aggravés ?

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