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#MeToo, le renversement de la preuve

En 2017, un tsunami a bouleversé le monde. L’affaire Weinstein, du nom de ce producteur de cinéma condamné pour plusieurs viols, a ouvert les vannes de la parole des femmes contre leurs agresseurs. Leur cri de ralliement, le hashtag #MeeToo et ses déclinaisons – #balancetonporc en France, une version plus offensive – traversent les frontières. Les voix des victimes, si longtemps étouffées, deviennent audibles, parfois tonitruantes. On voit fleurir, ou refleurir, sur Twitter et Instagram de nouvelles campagnes de dénonciations, dans tous les milieux : #payetashnek contre le harcèlement de rue, mais aussi #,#balancetonagence, #balancetonboss, #payetarobe, #payetonavocat… À chaque fois, des cas sont révélés au grand jour, des personnalités accusées publiquement.

#Meetoo et ses répliques impose un renversement de la charge de la preuve.

Le regard du public a changé, les rapports de force aussi. Plus personne n’est hors d’atteinte ou protégé par son statut. Toutes les personnes impliquées dans des affaires de violences sexistes et sexuelles ont dû changer d’approche ou en payer chèrement le prix. Minimiser ? Ironiser ? Se taire ? De telles stratégies d’évitement ne fonctionnent plus. En quelques années, la communication de crise sur ces sujets hypersensibles a dû profondément changer. Twitter (devenu X) est devenu à la fois une arme de haute intensité et un piège fatal. La maîtrise de ces canaux devient incontournable et les erreurs implacables. Les entreprises et les dirigeants n’en ont pas encore tous pris conscience.

– Le jeune député et la gifle à l’ancienne –

Quelle preuve plus éclatante que « l’affaire Quatennens » ? Reprenons la chronologie de la descente aux enfers d’Adrien Quatennens, dauphin de Jean-Luc Mélenchon. À 27 ans, le militant Insoumis, titulaire d’un BTS et conseiller clientèle chez EDF, remporte en 2017, puis en 2022 la 1re circonscription du Nord. Proche ami du chef du mouvement, qui le nomme « coordinateur » de La France insoumise en 2019, autrement dit patron du parti, il est l’une des figures de LFI. Les Français ont remarqué ses propos enflammés sur les bancs de l’Assemblée. En ce mois de septembre 2022, un avenir politique brillant s’ouvre devant lui. Jean-Luc Mélenchon annonce qu’il souhaite être « remplacé » pour la campagne présidentielle de 2027. Le jeune homme s’y verrait bien. Les commentateurs l’imaginent déjà dans la short list.

Sauf que ce mercredi 14 septembre, Le Canard enchaîné change la donne. Le journal satirique révèle que son épouse, Céline Quatennens, a déposé contre lui une main courante le 7 septembre, pour violences conjugales. Des violences conjugales, commises par le chef d’un parti qui se présente comme pilier du féminisme ? Comment gérer cette crise majeure, dont bien évidemment tous ses adversaires politiques vont s’emparer ? Sans parler de ses amis de gauche de la Nupes, pas mécontents d’affaiblir les Insoumis. Aucune solution ne semble viable.

Le parti doit-il clouer au pilori son porte-voix ? Le défendre, c’est donner prise aux accusations d’un « deux poids deux mesures ». Le lâcher, c’est désavouer un ami personnel du chef, une étoile montante.

La veille, Céline et Adrien Quatennens, sollicités par les journalistes, sont ainsi prévenus de la parution de l’article. Ils optent pour une stratégie souvent payante : prendre les devants pour tenter d’éteindre l’incendie. Le principe est de faire fuiter l’information pour mieux maîtriser le narratif. Le député et sa femme optent pour un bref communiqué de presse commun, où ils évoquent la main courante mais pas son contenu et où Céline Quatennens affirme qu’elle ne portera pas plainte. Le message principal est celui d’un appel au respect de l’intimité de leur couple, pris dans une histoire d’amour avec ses dérives. Mais ce récit ne va pas résister longtemps face à la réalité des faits dévoilés.

Première maladresse, le litige supposément privé est d’emblée propulsé dans la sphère publique. Car les explications du couple Quatennens, qui réclame le respect de sa vie privée, sont diffusées par… le service de presse des Insoumis !

La semaine suivante, tout est mis sous le couvercle chez les Insoumis. Jean-Luc Mélenchon exige de ses troupes un mutisme absolu. Mais en coulisses, on apprend que plusieurs députés font pression pour une réponse organisée. Peine perdue. La féministe Clémentine Autain réclame en vain une réunion sur le sujet. Jean-Luc Mélenchon reste sourd à ces appels. Le mouvement garde donc un silence gêné. Une position intenable face aux questionnements insistants de la presse. Exactement comme Emmanuel Macron au début de l’affaire Benalla…

Quatre jours plus tard, face au malaise qui s’alourdit, Adrien Quatennens publie un second communiqué de presse. Cette fois, dans un long texte, il « déballe tout ». Il décrit ses problèmes de couple au sujet d’une instance de divorce mais surtout avoue une dispute violente, une gifle et une forme de harcèlement par messages. Il annonce aussi se mettre en retrait de ses fonctions de coordonnateur de LFI.

Que d’erreurs dans cette prise de parole ! Non seulement sa présentation des faits sera démentie par les informations qui seront publiées, mais l’élu LFI prend aussi le parti de se présenter comme une victime. Il rend donc responsable de ses déboires la victime de sa violence ! Cette approche est non seulement inefficace mais contre-productive. Adrien Quatennens adopte des techniques de défense d’avant #Meetoo, qui ne fonctionnent plus aujourd’hui. Lui qui, par sa jeunesse, son implication et sa sincérité politique incarnait le renouveau dans l’Hémicycle, renvoie désormais l’image d’un mari à l’ancienne. Il n’a pas su capitaliser sur cette modernité qui jusqu’ici avait été son atout. En particulier pour cette gifle, une violence qui évoque, là encore, le monde d’avant, celui d’un machisme ordinaire. Cet aveu est un choc au sein d’un parti qui justement a fait de la défense des femmes un cheval de bataille. Sous ses allures jeunes, Adrien Quatennens semble déjà vieux. Le contraste entre ces deux images stupéfie plus encore que si l’auteur de la gifle avait été un quinquagénaire.

Cependant, tout aurait peut-être pu s’arrêter là si Jean-Luc Mélenchon ne s’en était mêlé. Sans subtilité. Volant au secours de son protégé, son mentor tweete : « La malveillance policière, le voyeurisme médiatique, les réseaux sociaux se sont invités dans le divorce conflictuel d’Adrien et Céline Quatennens. Adrien décide de tout prendre sur lui. Je salue sa dignité et son courage. Je lui dis ma confiance et mon affection ». Le choix des mots étonne. Jean-Luc Mélenchon salue le « courage » de son ami. Pas une critique pour celui qui a giflé sa femme. Pas un mot pour soutenir la victime, ni pour condamner les violences conjugales.

C’est peu dire que son tweet divise. La ligne de fracture traverse toute la classe politique, jusque dans les rangs de son parti. Plus de 500 militantes féministes, dont des membres de LFI, s’indignent contre « la protection des agresseurs en politique ». Pour la première fois, des députés Insoumis se dissocient de leur chef historique. À l’inverse, pour protéger le mouvement, des féministes engagées gardent le silence, se mettant presque à distance de leur propre identité politique. L’offensive du leader agit comme une bombe à fragmentation. Le hiatus entre ses discours et son action ternit l’image du mouvement.

Évidemment, les adversaires des Insoumis s’engouffrent dans la brèche. Jusqu’à la Première ministre Elisabeth Borne, qui accuse le chef des Insoumis d’invisibiliser les violences faites aux femmes. Pour redresser la barre, dans l’après-midi, La France insoumise publie un communiqué bien plus sobre que celui de Jean-Luc Mélenchon, en rappelant l’engagement féministe du parti. Pour corriger – un peu – le tir, Jean-Luc Mélenchon tweete à nouveau. Sa rectification est presque encombrante : « Céline et Adrien sont tous deux mes amis. Mon affection pour lui ne veut pas dire que je suis indifférent à Céline (…). Une gifle est inacceptable dans tous les cas ». Sans vergogne, il parle même dans un blog d’un « divorce de camarades ». Ses plus fidèles soutiens surenchérissent en louant la « sincérité » et « l’abnégation » de Quatennens.

Vingt-quatre heures plus tard, la réalité rattrape ce chœur de déni. Le Parquet de Lille se saisit du dossier et ouvre une enquête préliminaire. Plus question de communication politique. Il s’agit désormais d’une communication sous contrainte judiciaire. L’élu du Nord se met en retrait de ses fonctions, via un arrêt maladie. Mais sans démissionner.

Pour les adversaires politiques de la France insoumise, ce retournement est un cadeau du ciel. En particulier pour le parti présidentiel, empêtré depuis des mois dans les accusations de viol à l’encontre du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. C’est aussi une aubaine pour les alliés de LFI dans la Nupes, en premier lieu les Verts, jusqu’ici un peu écrasés dans l’alliance de gauche. Sandrine Rousseau, la députée EELV la plus visible, se « paie » Jean-Luc Mélenchon en déclarant que ses tweets sont « insupportables ». Elle n’est pas la seule chez les Verts, dont des élus voient dans un éventuel retour de Quatennens dans l’hémicycle « un message terrible » pour les femmes. Le parti écologiste doit lui-même organiser une diversion.

Car quelques jours après les révélations du Canard, c’est son propre leader, Julien Bayou, qui est mis sur la sellette. Sandrine Rousseau, sa concurrente directe au sein du mouvement, révèle avoir reçu une des ex-compagnes de Julien Bayou, qui l’accuse de « comportements de nature à briser la santé morale des femmes ».

Une semaine plus tard, Julien Bayou démissionne de son poste de secrétaire national, bien qu’aucun élément ne vienne prouver autre chose que de multiples aventures. Ni qu’aucune procédure judiciaire ne soit déclenchée. Il a anticipé l’hallali, fondé sur l’émotion pure. Deux mois plus tard, Marine Tondelier prend la relève. Une femme pend la tête des Verts. Comme, quatre mois plus tard, à la CGT. La réaction rapide, radicale, de Julien Bayou permet à son parti de surmonter la vague. Il était menacé par l’effet « écho », lorsqu’une crise en amplifie une seconde sur le même sujet. L’impact médiatique en est démultiplié. Et dans les mois suivants, chacune des affaires de violences sexuelles – les violences gynécologiques, les accusations contre Gérard Depardieu ou PPDA – fera remonter en Une le cas Quatennens.

LFI chancelle sous la plus dangereuse menace pour un parti, les divisions internes. Sur les 75 députés Insoumis, presqu’aucun ne retweete le leader. Manon Aubry, cheffe de file des députés LFI, le critique ouvertement. Les rassemblements organisés par les Insoumis en pâtissent, tout comme leurs motions de censure à l’Assemblée, rejetées par ses alliés de gauche. En point d’orgue, lors d’une conférence de presse terriblement embarrassée, des cadres Insoumises balbutient après une question sur les tweets de leur chef. Leur réponse évasive tourne en boucle sur les réseaux sociaux.

Le jeune homme roux se fait discret. Une chape de plomb tombe provisoirement sur le cas Quatennens. L’affaire serait-elle oubliée ? Nouvelle erreur d’appréciation ; trop confiant, Jean-Luc Mélenchon et ses proches font savoir qu’ils préparent les esprits au retour d’Adrien Quatennens à l’Assemblée, que Jean-Luc Mélenchon qualifie « d’un des éléments les plus brillants » surgis en politique ces dernières années. Mise au courant de la réhabilitation en cours, son épouse prend la parole auprès de l’AFP pour dénoncer « des années de violences physiques et morales » et porte plainte. L’affaire repart de plus belle.

En réaction, les Mélenchonistes du premier cercle adoptent un élément de langage risqué : après tout, une gifle ne serait pas si grave. Comme Manuel Bompard qui lance : « une gifle n’est pas acceptable, mais n’est pas égale à un homme qui bat sa femme tous les jours ». Apparemment rationnelle, son expression ne fait qu’exacerber l’émotion contre les violences. Il oublie ce principe élémentaire des féministes : « Il faut partir à la première gifle » alors que le chef du parti affirme « qu’un homme n’est pas un violent parce qu’il a été violent une fois ». Vraiment ? Jean-Luc Mélenchon creuse son décalage avec la génération #Meetoo et son empathie inconditionnelle pour les femmes victimes. En quelques jours, il se ringardise. De quoi s’aliéner le vote des jeunes. Bilan, une crise ingérable. Jean-Luc Mélenchon, décidé à dédouaner son jeune poulain quoi qu’il arrive, contrevient aux valeurs de son propre parti.

Le député, grâce à une reconnaissance préalable de culpabilité, est finalement condamné à quatre mois de prison avec sursis sans peine d’inéligibilité. Et refuse de démissionner. LFI lui inflige quatre mois d’exclusion et un « stage de sensibilisation ». Son avenir au sein du parti reste en suspens. D’autant qu’il jette de l’huile sur le feu en accordant deux interviews pour se dédouaner, qui provoquent l’indignation jusque dans son camp.

LFI vit en réalité une double crise. Car au même moment, Jean-Luc Mélenchon choisit son ami Manuel Bompard pour remplacer Adrien Quatennens à la tête du mouvement. Plusieurs des lieutenants historiques sont brutalement évincés, sans discussion, dont les ténors Alexis Corbière, Clémentine Autain – la plus virulente pour dénoncer Adrien Quatennens –, Éric Coquerel et François Ruffin. Nouvelle règle d’or, silence et discipline dans les rangs. Ce sont largement les anti-Quatennens qui sont visés.

Durant les mois qui suivent, la fracture interne s’élargit dans ce parti verrouillé. Une manifestation féministe voit défiler des cadres de La France insoumise aux côtés de militantes brandissant une banderole « Quatennens démission ». « L’affaire » n’est jamais loin. Comme ce jour de février où Jean-Luc Mélenchon claque la porte d’un plateau télé en s’écriant « Foutez-lui la paix ». Il n’a pas apprécié une question sur un bref retour du député du Nord sur les bancs de l’Assemblée, qui a tenté de prendre la parole… sous les huées de ses pairs. Plusieurs députés écologistes, dont Sandrine Rousseau, ont même quitté la séance.

Pourtant, le 11 avril, le groupe des députés Insoumis vote la réintégration de l’élu du Nord. Avec une faible majorité de 42 voix pour sur 74, selon Le Parisien. La décision déclenche une avalanche de critiques à gauche mais aussi au sein du parti. « C’est une histoire qui, depuis le début, nous a énormément divisés. Je suis frappée de voir qu’il y a eu un clivage, souvent générationnel ». Quatre mois de suspension, « c’est trop court », regrette l’Insoumise Clémentine Autain.

Remarque révélatrice. #MeeToo et ses suites déclenchent aussi le procès d’une génération. Le leader septuagénaire avait su séduire la jeunesse. Cette fois, il semble ne plus la comprendre. Un parti doit rassembler plusieurs générations pour gagner. Une mauvaise gestion de cette crise peut lui coûter les prochaines élections… Lors du défilé du 1er mai, l’élu est pris à partie par des féministes.

Si l’affaire poursuit les Insoumis, c’est qu’ils n’ont pas réussi à clore ce chapitre, qu’il s’agisse de ses suites judiciaires ou d’une éventuelle réintégration du fautif. Toute la difficulté d’une crise est de savoir la refermer. Il a manqué à Adrien Quatennens une expression de regrets, une forme de confession, un moment de catharsis qui lui aurait permis de gagner le pardon de l’opinion. De la mériter. Le député ne l’a pas fait, mais son entourage s’est efforcé de le faire pour lui – ses collègues de l’Assemblée, le patron de son parti…

Julien Bayou, comprenant l’impossibilité de faire entendre sa version, a préféré démissionner et déléguer ses prises de parole à son avocate. Mais pas n’importe laquelle : Marie Dosé, une figure du barreau, engagée à gauche, féministe reconnue, qui a défendu le rapatriement de femmes françaises parties rejoindre Daech en Syrie. Mais là encore manquent des mots de Julien Bayou pour tourner la page de la crise. Il lui faudrait expliquer pourquoi le Julien Bayou post-crise n’est plus le même que celui qui a envoyé des textos perçus comme du harcèlement. Le pardon de l’opinion ne va pas de soi. Il ne surgit pas tout seul, il se provoque. Cela implique d’analyser les causes de l’émotion du public, puis la formulation d’excuses pour lui demander une nouvelle chance.

Mais ce « moment » doit être crédible. Nous assistons régulièrement à des mises en scène caricaturales. Dominique Strauss-Kahn sur le plateau du JT de TF1, Jérôme Cahuzac sur BFMTV…. Si, comme dans ces deux cas, ces interventions surviennent trop à chaud, elles seront sans effet sur une opinion publique qui n’a pas encore eu le temps d’assimiler les faits dévoilés. À peine en a-t-elle pris connaissance qu’elle est déjà confrontée à un contre-récit et une demande de pardon irréaliste sur un délai si bref. En communication de crise, la question du temps est essentielle. L’opinion publique a besoin digérer ce qu’elle vient d’apprendre et ne peut pas, simultanément, pardonner. Gare aussi aux discours si bien peaufinés qu’ils ne sont plus crédibles.

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