Outre ces nouvelles formes de guerre, depuis février 2022 l’Europe a subi l’impensable : le retour sur son sol d’une guerre du XXe siècle, avec chars et missiles sur le sol ukrainien, et même des menaces d’apocalypse atomique. À la tête du pays, Volodymyr Zelensky, ancien comédien, s’est révélé un communicant de crise exceptionnel. Il le fallait, face à la propagande russe. Les entreprises françaises implantées en Russie ont dû faire un choix draconien.
Lorsque la Russie est frappée par les sanctions européennes, la plupart des enseignes occidentales plient bagage sans attendre. Une dizaine de jours après le début de l’offensive, les champions français du luxe comme Chanel, Hermès, LVMH et Kering suspendent leurs activités en Russie, suivant l’exemple de leurs concurrents anglo-saxons. Des multinationales de l’énergie (BP, Shell), de l’automobile (Ford, BMW, Hyundai, Škoda, Volkswagen, Nissan), de l’habillement (H&M, Zara, Nike, Adidas, Puma), de l’alimentation (McDonald’s, Coca-Cola®), et de l’ameublement (Ikea) leur emboîtent le pas.
À l’exception notable de deux groupes français qui y avaient largement investi, Auchan et Leroy Merlin, tous deux propriétés de l’empire familial Mulliez. La famille rechigne à tirer un trait sur un pari qui, jusqu’ici, lui a magnifiquement réussi. La Russie, où elle possède 230 magasins Auchan et 113 Leroy Merlin, avec au total 78 000 salariés, lui rapporte huit milliards d’euros de chiffre d’affaires par an. C’est grâce à elle que les Mulliez ont été propulsés au 8e rang des plus grandes fortunes françaises. La Russie est leur vache à lait. Mais semaine après semaine, les critiques contre les deux enseignes se font de plus en plus bruyantes. Salariés insultés en caisse, manifestations devant les magasins, appels au boycott avec des images de logos ensanglantés, comparaison avec les nazis…
Volodymyr Zelensky lui-même, sur les réseaux sociaux, les accuse nommément de financer « la machine de guerre de la Russie » et « le meurtre d’enfants et de femmes ». Le président ukrainien emploie depuis le début de la guerre une stratégie de « name and shame », en listant publiquement, pays par pays, les entreprises occidentales qui continuent à faire des affaires en Russie. Une technique redoutablement efficace. Quand il accuse publiquement Renault de soutenir, par sa présence, l’effort de guerre russe, le constructeur annonce son départ de Russie.
La discrète famille Mulliez n’a jamais subi d’attaques publiques d’une telle violence. Les consommateurs ne comprennent pas son obstination à maintenir ses enseignes en Russie. Sur Google, quand on tape « Auchan Russie », la première question qui apparaît est : « Pourquoi Auchan reste en Russie ? » La famille du Nord apparaît comme un groupe de calculateurs cyniques. D’autant que Décathlon, une autre de leurs enseignes moins implantée en Russie, a quitté le pays. Auchan et Leroy Merlin font partie des derniers groupes occidentaux encore sur place.
En cinq générations, la famille n’a jamais traversé une telle crise. La situation s’envenime lorsqu’en février 2023, une enquête du Monde révèle que leurs produits équipent directement l’armée russe ! Des soldats posent en souriant devant des haches, des pioches, des conserves et des vêtements sortis de cartons siglés Auchan ou Leroy Merlin. Et il remercie les deux enseignes ! Comme le montrent des vidéos, ils ont été acheminés par des associations qui ont organisé des collectes juste devant les magasins, avec l’aide de ses agents de sécurité. La presse s’est procuré des mails de salariés qui prouvent l’implication de certains cadres russes dans une collecte à Saint-Pétersbourg. De profiteurs de guerre, les Mulliez sont désormais vus comme des supporters de Poutine. Une catastrophe réputationnelle ! Le chef de la diplomatie ukrainienne Dmytro Kouleba déclare qu’Auchan est devenu une « arme à part entière de l’agression russe ». Des élus écologistes réclament une enquête judiciaire.
Face à ces révélations accablantes, la famille Mulliez nie d’abord tout en bloc. Dans un sobre communiqué, Auchan « dément catégoriquement les faits relatés et leur interprétation » et affirme que « ses recherches internes confirment le strict respect des réglementations en vigueur ». Elle répète la position que le groupe tente de défendre depuis un an : « ces magasins restés ouverts en Russie le sont pour permettre à la population russe de se nourrir, comme c’est le cas par ailleurs en Ukraine ». Et se lance dans une explication des faits de la vidéo, selon elle une banale commande de la mairie. Enfin, le groupe attaque un ancien employé qui a révélé les faits.
Comment peut-il croire que ces communiqués de presse vont apaiser la crise ? Les images les accablent, ainsi que les messages internes. Leur déni laisse pourrir la situation. Aura-t-elle pour autant un véritable impact sur leur chiffre d’affaires ? On a vu que les appels aux boycotts sur les réseaux sociaux n’ont jamais coulé une marque. Mais l’effet d’une telle crise ne se mesure pas à court terme.
Guerlain n’a jamais connu autant de ventes qu’au pic des accusations de racisme. Pour une raison simple : citer la marque provoque une sorte de publicité immédiate, une forme de notoriété sulfureuse. En revanche, à moyen et long termes (et de plus en plus rapidement), le public sanctionne les marques auxquelles il ne veut plus être associé. Plus dangereux encore pour l’entreprise, les bailleurs de fonds et les banquiers, frileux devant tout risque réputationnel, risquent de prendre leurs distances. Elles ne voudront pas sembler financer des opérations controversées. Lever des fonds sera plus onéreux.
Fin mars 2023, les Mulliez jettent l’éponge… en partie. Ils annoncent qu’ils cèdent « le contrôle » de leurs magasins Leroy Merlin en Russie au management local. Mais sans vendre les murs, leurs actifs russes les plus précieux. L’objectif est de faire baisser la pression de l’opinion publique. Les dirigeants d’Auchan et Leroy Merlin prennent la parole pour expliquer que « partir de Russie serait inimaginable du point de vue humain », en rappelant le nombre d’emplois sur place. Un conseiller fait savoir discrètement que la famille a organisé des convois humanitaires et des hébergements d’urgence pour ses collaborateurs ukrainiens.
Ils ne parviennent pas à convaincre. Leur décision trop partielle et trop tardive ne suffit pas.